Thursday 22 October 2015

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Jacqueline Harpman

Orlanda

1996

Dans Orlanda, Harpman se propose de nous rapprendre à être égoïste. Cela ne se fera pas sans casse…
Traitant de ce qui enferme les femmes, les contraint, les réprime : elles-mêmes…et Maman…, Harpman nous livre une drôle d’étude sur le processus de « devenir femme », qu’elle oppose à l’enfance, libre de tout rôle. Cependant, son étude sur les contraintes de la féminité devient très vite, à l’image de son analyse d’Orlando de Woolf, une étude sur le fait de « devenir » tout court, de se laisser vieillir mentalement. Le vaccin : converser avec soi-même.
Poussant le thème du narcissisme (ou l’extrême inceste) à son paroxysme, les idées d’Orlanda sont intéressantes. C’est même malin. Au fil des pages, le livre s’éloigne de l’idée de la dualité de l’identité (masculin, féminin) pour étudier l’identité même du « je », qu’importe son sexe. L’émancipation de la femme qui définit enfin par elle-même sa propre féminité, oui, c’est bien, mais surtout, et avant tout, l’émancipation du « moi », car d’autres personnages se donnent aussi une vie. Et d’autres en perdent… On part d'un blâme simpliste contre la société et l’on arrive au carrefour des choix où l’action personnelle est enfin rendue possible.
Est-ce que ça valait le coup ? C’est intéressant du point de vue du lecteur en tant qu’étude pseudo-psychanalyste, et fort divertissant en tant que roman…
Mais…
  • On peut compter sur la présence des éléments répétitifs de l’œuvre d’Harpman : le crime, l’idée du vice, l’inceste, l’homosexualité qu’elle traite encore, comme un enfant, ou un adulte des années 80, en jeu alléchant et interdit plutôt qu’en sexualité, tout simplement. En auteur ironique et hyper-présent, Harpman se flatte tant d’un récit à la limite du choquant qu’elle ne remarque même pas que ces choses si « choquantes », sur lesquelles elle se flatte d’avoir l’esprit ouvert, ne choquent plus qu’elle.
  • Ça reste un roman plein de substance, malgré tout, même si largement puisée dans l’œuvre d’autrui (Freud, Woolf, Balzac, Julien Green, Proust, Platon,…). Jacqueline Harpman sait raconter mais on dirait presque qu’elle n’a pas assez confiance en ses propres talent et imagination pour mener l’œuvre sans s’accrocher au canon littéraire et culturel. Si elle n’était pas si obsédée par l’idée d’étaler ses connaissances en (ré)citant plein de noms, nous n’aurions pas à avoir notre lecture troublée par des racistes et des P. Bien sûr, pour ce-dernier cas, Harpman ne pouvait pas savoir à l’époque, mais c’est une bonne leçon pour tout auteur : le livre doit se vendre par lui-même, pas par les hommages et palabres culturels. Pire, ceux-ci risquent de le tâcher.
  • Orlanda est avant tout le vecteur par lequel Harpman nous expose ses pensées sur la littérature. Elle déploie avec insistance son esprit analytique à l’attention du grand public. Le style en devient un peu pompeux, un peu snob, plein de fatuité, une « qualité » qu’elle loue dans son personnage Orlanda comme un signe de confiance en soi, mais qui, ici, entrave son récit.
  • Il y a de très bonnes pages, bien écrites, pourtant trop souvent suivies de passages où la force d’Harpman, le lyrisme intempestif, ajouté à la technique du « stream of consciousness » et à d’innombrables virgules à la place des points et points-virgules, devient sa faiblesse. En plein milieu d’une action, elle vous inflige des tirades littéraires et des métaphores et comparaisons à n’en plus finir. Si Orlanda invite la pensée et donne beaucoup, il en perd presqu’autant par son inhabilité à se décider : est-ce une histoire qu’on nous raconte ou est-ce l’écriture qui se raconte ? Harpman met tellement l’accent sur son style qu’il entrave l’histoire, pourtant plus intéressante. Les intrusions constantes du « je » de l’auteur-narrateur dans un récit déjà bourré d’identité(s), sont tour à tour drôles et agaçantes : au moment où le récit nous étonne et l’on s’imprègne de la narration lyrique (118), Harpman casse notre élan avec ses questions-réponses qui ramènent notre attention sur elle (119). C’est un bon auteur, en général, mais dans Orlanda, elle a du mal à s’oublier pour laisser son œuvre briller d’elle-même, et semble ne pas comprendre qu’on lit son livre pour son récit et non pour l’y trouver, elle.
Si, dans ce roman, l’écriture représente l’émancipation de soi, eh bien, je dirais que Jacqueline Harpman s’émancipe un peu trop. Orlanda est chouette, drôle, intrigant, et capte l’attention, mais son écriture trahit un gros besoin de la part de l’auteur d’être estimée en tant qu’écrivain de littérature. Le livre promet l’évasion, le roman, et retombe plic-ploc-plac dans le terre à terre. Au final, donc, ni Aline, ni Orlanda, ne se révèlent des personnalités satisfaisantes. J'ai aimé le temps de lire; je ne relirai sans doute pas une seconde fois.

Orlanda- "Diable ! ne se divertirait-on vraiment bien qu’avec soi-même ?"



« je peux imaginer cet autre corps, plus ferme, avec un large torse plat où les pectoraux jouent librement, mes hanches deviennent étroites et je pressens, au bas de mon ventre, la turgescence qui ressemble aux hampes de la victoire, on les agite lentement, les soirs de bataille, sur les champs jonchés de morts. Tu as peur, tu te crispes, tu m’ennuies. » (15)

« L’inconnu est en face, cent fois j’ai logé dans ses bras et je ne suis pas entrée. » (16)

« Jamais une femme n’a été homme, jamais un homme n’a été une femme. Chaque sexe possède un savoir qu’il ne saurait partager et les stupides opérations que je sais qu’on pratique ne sont qu’un leurre, déguisement (sic) qui ne touchent pas l’esprit, elles costument les corps et tuent le désir. » (16)

« j’ai toujours su que c’était l’âme qui faisait le visage » (26)

« à force d’avoir tenté d’être ce que sa mère lui suggérait, discrètement, de devenir, elle ne sent pas qu’elle soit unique comme chacun a droit de le sentir et qu’elle a quelque chose à dire qu’elle est seule à pouvoir dire. » (38)

« Je suis la personne la plus embêtante qui se puisse imaginer et je n’ai aucune possibilité de fuir ma propre compagnie. » (39)

« J’ai mal, pensa-t-elle, et je ne sais pas où est la plaie. » (50)

« mais qui se connaît ? N’allons-nous pas tous à travers la vie dans la même ignorance de ce que nous sommes, prêts à nous ruer sur toute description de nous-même qui nous donnerait l’illusion délicieuse d’avoir une identité simple qui tient en quelques mots ? » (59-60)

« la pensée n’a pas de sexe » (78)

« Si cette femme avait eu une âme, elle avait macéré dans l’alcool, il n’en restait que le regard sournois qui guette l’effet des plaintes sur l’interlocuteur. Elle savait qu’elle ne trompait pas mais ne renonçait pas à feindre car nul ne voulait de sa vérité qui faisait peur » (88)

« elle ne savait pas ce qu’elle voulait mais le voulait avec fureur » (96)

« Orlanda a de l’innocence, il prend le plaisir que le moment lui propose et ne voit pas plus loin que le bout de son nez » (101-102)

« On demande aux romanciers s’ils croient que l’histoire qu’ils racontent est vraisemblable, sans doute c’est qu’on les confond avec les journalistes, qui ont le devoir d’être des gens sérieux. » (103)

« Diable ! ne se divertirait-on vraiment bien qu’avec soi-même ? » (104)

« L’après-midi, il n’avait trouvé qu’un fast-food pour se nourrir, ce soir il n’avait pas envie de fast-sex. » (109)

« Le temps nous tue, seconde après seconde et, stupides que nous sommes, nous ne renonçons pas à l’impatience. Ah ! être demain, la semaine prochaine, voir enfin arriver le moment qu’on attend : mais, âme inconséquente ! il finira ! Si tu cherchais plutôt à goûter la minute où tu es ? Arrête-toi, écoute : ton cœur bat, un sang riche coule dans tes veines, tu vis, jouis-en tout de suite, ne dis pas que le plaisir est pour tout à l’heure, il est là, il est en cours et il ne durera pas longtemps, chaque mesure du concerto passe, quand tu seras au bout du dernier mouvement, certes tu pourras remettre le disque, mais pas celui de ta vie qui ne tourne qu’une fois. » (111-112)

« Entre le jour qui vient de finir et celui qui va commencer il y a un instant de suspens absolu, je m’éveille et peut-être ne sais-je plus qui je suis ni qui dort à mes côtés, alors j’invente vite un nom, une histoire où loger mon angoisse, j’édifie une identité et comment puis-je être sûre que celle d’aujourd’hui est bien la même que celle d’hier ? le monde existe-il ou, dieu endormi qui ne sait pas qu’il rêve, chacun de nous le crée-t-il à tout instant ? » (118)

« « Je dois vous prévenir que je n’ai aucun goût pour les liaisons durables.
- Holà ! votre vie sentimentale doit vous coûter une fortune ! » » (122)

« Ce que je n’ai jamais dit me définit et m’isole absolument, cela que je suis seule à savoir sur moi garantit mes frontières, ici c’est moi, là c’est le reste du monde qui ne sait pas ce que je n’ai jamais avoué. » (148)

« On détruit sa vie sans le savoir, pour complaire à des gens qui vous ennuient mais auxquels on n’arrive pas à résister » (200)

« Voici les familles, se dit-il, on n’est pas supposé concevoir ses propres opinions, si on change, c’est qu’on a de mauvaises fréquentations. » (201)

« la terre tournait autour du soleil bien avant que nous, pauvres humains, mettions la gravitation en équations. » (210)

« Il faut, pour percevoir et transmettre la diversité d’une œuvre, avoir en soi un écho à tous ses aspects. » (223)

« chacun d’entre nous, petites âmes errantes en quête d’une parcelle de bonheur et toujours déçues, nous allons d’aube en aube, le cœur déchiré, courageux et pathétiques, tentant éperdument de nous comporter avec la dignité requise par notre condition d’êtres humains, maladroits, désolés, tenaces, nos erreurs ne nous apprennent rien sur nous ni sur les autres, et quand, au détour du chemin, la mort nous regarde droit dans les yeux, nous bafouillons, nous disons que c’est trop tôt, qu’il s’en fallait de peu pour que nous réussissions, mais elle ricane, elle répond qu’elle nous a laissé tout le temps nécessaire, que trois siècles de plus n’y feraient rien car nous sommes inéducables, nous prenons les bonnes manières pour la morale, nos propres mensonges pour la vérité et la vie pour une sotte, après quoi elle nous emporte hurlants vers les mornes chaudrons de l’éternité. » (232-233)

« L’amour ne se fait que dans la différence et cherche sans cesse à l’abolir » (248)

« comment supporter à nouveau sa propre retenue, la bonne volonté maladroite de la réalité, je suis joyeuse le jour où tu es sombre, je te tends l’ambroisie et tu voulais la soupe, […], je dis que c’est bien car je sais que tu souhaitais me contenter, nous allons boitillant d’erreur en erreur, excuse-moi, je croyais que, mais non mon chéri, c’est parfait, et quand cela dure toute une vie sans se briser on dit que c’est le bonheur, pauvres humains que nous sommes, condamnés à ne jamais lire dans l’âme de l’autre, et, au mieux, déchiffreurs de sourires incertains, guettant les regards qui allaient se dérober, avides d’exaucer, habiles à cacher la déception, injustes, infirmes, blessants, aimants. » (248)